Sapiosexuel : quand une évidence devient une posture

Sunday, December 28, 2025

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A nouveau, ce (long) texte ne parle pas de photographie.
Pas directement, en tout cas.

Sur I Take Photos, j’écris le plus souvent à propos d’images, de pratiques photographiques, de collaborations, de processus créatifs, d’expériences vécues derrière et devant l’objectif. Mais la photographie n’a jamais été, à mes yeux, une simple affaire de technique ou de matériel. Elle engage aussi le regard, la relation, la présence, et parfois ce qui circule entre les êtres.

Certaines réflexions naissent ainsi en dehors du champ strict de l’image, tout en restant profondément liées à l’expérience humaine. Celle-ci en fait partie.

Depuis quelques années, une nouvelle étiquette circule largement dans le vocabulaire de la séduction : sapiosexuel.
Le terme est généralement présenté comme une orientation à part entière, désignant une attirance sexuelle pour l’intelligence, l’esprit, la culture, la profondeur intellectuelle.

À première vue, l’idée peut sembler presque flatteuse. Elle suggère une séduction plus élevée, plus raffinée, moins superficielle. Une manière de dire que le désir ne se déclenche pas uniquement face à un corps, mais face à une pensée, une conversation, une complexité.

Mais, à force d’y réfléchir, quelque chose me laisse perplexe.

Le mot contient « sexuel ».
Il ne s’agit donc pas seulement d’apprécier l’intelligence ou d’aimer discuter avec des personnes cultivées, mais bien de revendiquer un désir sexuel spécifique, orienté prioritairement vers l’intelligence.

Or, du moins tel que je l’ai vécu et observé, le désir sexuel ne fonctionne pas ainsi.

Le désir peut surgir de façon immédiate, impulsive, parfois presque brutale. Un regard, une attitude, une présence suffisent parfois à l’éveiller. Mais dans la majorité des situations que j’ai connues, surtout lorsqu’il s’inscrit dans la durée, le désir se construit. Il naît de rencontres, de discussions, de temps partagé, de relations qui se déploient progressivement.

Il se nourrit de ce que l’on découvre chez l’autre. De ce qu’il ou elle pense, formule, comprend, questionne. De la manière dont une conversation évolue, dont un désaccord se traverse, dont une curiosité se manifeste. Autrement dit, de l’intelligence, oui, mais comme processus, pas comme déclencheur autonome.

L’intelligence ne m’est jamais apparue comme un bouton magique du désir sexuel.
Je l’ai plutôt ressentie comme un catalyseur, un amplificateur, un terrain fertile.

Bien avant que le terme sapiosexuel n’existe, on parlait déjà de charme, d’esprit, d’humour, de répartie, de curiosité, de sensibilité. Il me semble que l’on savait intuitivement que la séduction passait par les mots, l’écoute, la capacité à créer un espace commun dans lequel le désir pouvait se développer.

Dire aujourd’hui que l’on est sapiosexuel me donne souvent l’impression de transformer cette évidence en posture. Comme s’il fallait intellectualiser le désir pour le rendre plus légitime, plus valorisant, plus présentable socialement.

C’est aussi là que, de mon point de vue, se glisse une dimension plus problématique, rarement interrogée : une forme d’élitisme implicite. Se dire sapiosexuel peut parfois suggérer que l’on ne désire pas « comme les autres », que son attirance serait plus noble, plus exigeante, plus qualitative. Comme si le désir devait être hiérarchisé, et comme si l’intelligence pouvait devenir un marqueur socialement valorisant dans le champ de la séduction.

Ce mécanisme ne me semble pas isolé. Il me rappelle l’émergence récente de personnes se revendiquant TDAH ou HPI en dehors de tout cadre médical, souvent comme des identités sociales plus que comme des réalités cliniques. Sans nier l’existence bien réelle de ces troubles ou profils, leur usage médiatique et quotidien donne parfois le sentiment d’un besoin similaire : se distinguer, se nommer, se singulariser, donner un sens valorisant à des traits pourtant largement partagés.

Dans tous ces cas, le mot finit par faire écran. Il transforme des expériences humaines communes en identités distinctives. Il donne l’illusion d’une appartenance particulière là où il n’y a souvent qu’une variation normale des sensibilités, des rythmes, des intérêts.

Être attiré sexuellement par quelqu’un avec qui l’échange est riche, stimulant et vivant ne m’a jamais semblé exceptionnel. C’est même, à mes yeux, ce qui devient la norme dès lors que l’on dépasse l’attirance strictement instantanée. Le désir sexuel durable ne naît presque jamais dans le vide. Il s’ancre dans la relation, dans le dialogue, dans le temps.

Il se fabrique à travers les discussions tardives, les silences partagés, les idées échangées, les références communes, les désaccords respectés. L’intelligence n’est pas, selon moi, un fétiche autonome. Elle est l’un des matériaux fondamentaux à partir desquels le désir se construit.

À force de vouloir tout nommer, tout catégoriser, on finit par créer des identités là où il n’y a, bien souvent, que des mécanismes humains élémentaires.

Se dire sapiosexuel ne révèle pas nécessairement une singularité cachée. Cela revient, le plus souvent, à poser une étiquette nouvelle sur une réalité ancienne : le fait que le désir sexuel, dans sa forme la plus riche, est rarement dissociable de l’intelligence de l’autre.

L’intelligence n’est pas une orientation sexuelle.
Elle n’est pas une tendance.
Elle n’est pas une posture.

Elle est le socle discret, presque invisible, sur lequel la séduction s’est toujours construite.

Et, au fond, il n’y a sans doute rien de très original à être attiré par des personnes intéressantes.

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“Sapiosexual”: When an Obvious Truth Becomes a Posture

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This piece is not about photography.
At least not directly.

On I Take Photos, I usually write about images, photographic practice, collaborations, creative processes, and lived experiences behind and in front of the camera. But photography has never been, in my mind, just a matter of technique or equipment. It also involves attention, relationships, presence — and sometimes what circulates between people.

Some reflections naturally emerge outside the strict field of images, while remaining deeply connected to human experience. This is one of them.

Over the past few years, a new label has become widespread in the language of attraction: sapiosexual.
The term is generally presented as a distinct orientation, describing a sexual attraction to intelligence — to the mind, culture, intellectual depth.

At first glance, the idea can feel almost flattering. It suggests a more elevated, more refined form of attraction, less superficial. A way of saying that desire is not triggered by the body alone, but by thought, conversation, complexity.

But the more I reflect on it, the more something feels off.

The word includes sexual.
So this is not merely about appreciating intelligence or enjoying conversations with thoughtful people. It is about claiming a specific sexual desire, supposedly oriented primarily toward intelligence itself.

And, at least as I have experienced and observed it, sexual desire does not work that way.

Desire can arise suddenly, impulsively, sometimes almost forcefully. A look, an attitude, a presence can be enough to spark it. But in most situations I have known — especially when desire lasts — it is something that is built. It grows out of encounters, conversations, shared time, relationships that unfold gradually.

It feeds on what you discover in the other person. On how they think, articulate, understand, question. On the way a conversation evolves, how disagreement is handled, how curiosity shows itself. In other words, yes, intelligence — but as a process, not as an autonomous trigger.

Intelligence has never felt like a magic switch for sexual desire to me.
I have experienced it more as a catalyst, an amplifier, fertile ground.

Long before the word sapiosexual existed, people already spoke of charm, wit, humor, sharpness, curiosity, sensitivity. It seems to me that it was intuitively understood that seduction passed through words, listening, and the ability to create a shared space in which desire could grow.

Saying today that one is sapiosexual often gives me the impression of turning this obvious reality into a posture. As if desire needed to be intellectualized in order to appear more legitimate, more refined, more socially acceptable.

This is also where, from my point of view, a more troubling dimension quietly appears: a form of implicit elitism. Claiming to be sapiosexual can sometimes suggest that one does not desire “like everyone else,” that one’s attraction is somehow more noble, more demanding, more valuable. As if desire itself needed to be ranked — and as if intelligence could become a socially rewarding marker within the field of attraction.

This mechanism does not strike me as unique. It reminds me of the recent rise of people publicly identifying as ADHD or “gifted” outside any medical framework, often as social identities rather than clinical realities. Without denying the very real existence of these conditions or profiles, their media and everyday use sometimes conveys a similar impulse: the need to distinguish oneself, to name oneself, to stand apart, to give flattering meaning to traits that are in fact widely shared.

In all these cases, the word ends up acting as a screen. It turns common human experiences into distinctive identities. It creates the illusion of belonging to something special where there is often nothing more than a normal variation in sensitivity, rhythm, or interests.

Being sexually attracted to someone with whom exchange is rich, stimulating, and alive has never seemed exceptional to me. It is, in my view, what becomes the norm once attraction goes beyond the purely immediate. Lasting sexual desire almost never emerges in a vacuum. It anchors itself in relationship, in dialogue, in time.

It is shaped through late-night conversations, shared silences, exchanged ideas, common references, respected disagreements. Intelligence is not, to me, an autonomous fetish. It is one of the fundamental materials from which desire is built.

By trying to name everything, to categorize everything, we end up creating identities where there are, more often than not, only basic human mechanisms.

Calling oneself sapiosexual does not necessarily reveal a hidden singularity. More often, it places a new label on an old reality: that sexual desire, in its richest form, is rarely separable from the intelligence of the other person.

Intelligence is not a sexual orientation.
It is not a tendency.
It is not a posture.

It is the quiet, almost invisible foundation on which seduction has always rested.

And, ultimately, there is probably nothing very original about being attracted to interesting people.